Le peuple de la Petite Ceinture
Assis contre les barrières, des ados s’y retrouvent tous les soirs pour se raconter leur journée ou pour boire. Contre les murs, des armées de graffeurs recouvrent le salpêtre et la mousse de couches successives, encore et encore. Des bandes de gamins ont trouvé une brêche dans les palissades et découvrent ce terrain de jeu, absolument interdit donc parfaitement excitant. Attention, à trop s’avancer sur certains embranchements, on risque de recontrer un RER lancé à pleine vitesse. C’est la Petite Ceinture, et elle a beau être le plus grand terrain vague de Paris, elle grouille de vie.
Dans les tunnels les habitants de la nuit, silhouettes noires se découpant dans la lumière d’un demi-cercle. Ils se lèvent à votre approche et n’aiment pas être dérangés. Le bout du tunnel, ils s’y trouvent. Mais en croire les constructions de tapis moisis et de matelas humides adossées aux parois sous lesquels ils s’abritent, cela ressemble plutôt à un puits sans fond. On préfèrera faire demi-tour que de vérifier. Un dernier coup d’œil par-dessus l’épaule: ils se sont rassis.
D’autres habitent en contrebas des ramblais, à l’ombre du ballast. A la manière de trappeurs tâchant de domestiquer un paysage sauvage, ils organisent leur lieu de vie. Ici, la cuisine. Un fauteuil et un petit secrétaire sont installés entre la table, servant de salle à manger, et la tente. Derrière, les sillons parallèles forment le potager. Parfois, l’affiche d’une chanteuse est fixée contre un muret de béton. Certains entreposent, de l’autre côté de la voie, leur bric-à-brac, protégé d’une bâche. C’est la précieuse marchandise qui assure leur subsistance: vélo d’appartement de quatrième main « mais il marche très bien, comme neuf, promis », tables en formica, chaises à rempailler.
Il y a cette ancienne gare de triage. Un espace si grand que les bruits de la ville sont complètement étouffés, que les lointains immeubles qui le bordent apparaissent derrière un voile de pollution. Sous l’abri de l’immense quai, il fût un temps, grouillait une véritable petite ville dans la ville. C’est ce qu’affirment ceux qui y squattent encore. Ils ne sont plus qu’une poignée depuis que la police a évacué l’endroit. S’ils sont là aujourd’hui, c’est justement parce qu’ils sont « tranquilles ».
Dans la partie apprivoisée, transformée en jardin public avec horaires d’ouvertures, on retrouve le joggueur, le travailleur qui rentre doucement à la maison, et même une famille venue s’adonner à la lecture, les fesses calées sur les traverses de bois. Les graffeurs ont fui, les exclus ont été chassés, l’espace a été normalisé. La mauvaise herbe a été arrachée.
Souvent, depuis cet endroit hors du monde, on observe la vie urbaine. On regarde les passants, les joueurs de tennis, les clients aux terrasses, et même les citadins chez eux, à travers leurs fenêtres qui donnent directement sur la voie. On se croit, sur ce piedestal, caché derrière une vitre sans tain jusqu’à ce qu’on intercepte un regard. Oui, de là-haut, ou en contrebas, on est nous-mêmes sur une scène, mis en évidence pour quiconque veut bien lever les yeux ou regarder par-dessus la grille. Ce public fait partie du peuple de la Petite Ceinture.
Et bien sûr, souvent, on croise beaucoup de photographes.
2 Commentaires
Bonjour,
Certains mots, ne sont plus que déraisons.
Il me semble pouvoir dire que « Paris » en fait partie.
Comment oublier qu’une citée doit être au service des hommes,
pour mettre les hommes au service dans des conditions bien tristes ?
Cordialement
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Tes photos sont magnifiques. Heureusement que des interstices comme ceux-là existent même à Paris, d’autant plus à Paris devrais-je dire, étant donné la densité de la population. J’espère qu’ils garderont cet espace du possible. La démocratie est construite par des hommes, elle ne peut être parfaite et ne devrait jamais prétendre l’être… ces no man’s land lui permettent une certaine respiration, même si j’espère que nous travaillerons à construire mieux notre vivre ensemble, je pense que ceux-ci seront toujours indispensables.
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