Reza : « Sans le savoir, mes confrères ont poussé notre monde à haïr cet autre monde »
Il y a quelques semaines je rencontrai pour BFMTV le photographe Reza, à propos de son dernier projet de formation de jeunes à la photographie, Exile Voices. Installé dans le camp de réfugiés de Kawergosk, près d’Erbil, en Irak, ce projet s’inscrit dans la droite ligne de tous les ateliers que le photographe franco-iranien a pu réaliser depuis le début des années 80, que ce soit au moyen-orient, dans les quartiers vivant sous la coupe de la mafia en Sicile ou dans les banlieues françaises, telles que le Mirail, à Toulouse.
>> Vous pouvez (re)lire cet entretien et admirer le travail de ses élèves par ici.
Poursuivant sur l’esprit de sa démarche photographique, je lui ai posé cette sempiternelle question, celle qui divise le monde de la photographie à chaque fois qu’un événement violent survient, qu’une photo fait scandale ou qu’un photographe décide de relancer la discussion en mettant les pieds dans le plat.
Cette réponse n’a pas trouvé sa place dans l’interview, déjà assez longue. Parce que je la trouve intéressante, je la reproduis ici.
Interview réalisée le 25 mai 2015
En photographie, peut-on montrer la violence dans toute sa brutalité ?
« Pour moi, c’est assez impudique de photographier les corps déchiquetés, même s’il m’est arrivé de le faire. Parfois je trouve que c’est inhumain, criminel presque, de montrer certaines scènes à la télé, parce qu’on sait qu’à ce moment-là, il y a des millions de jeunes enfants et de parents autour d’une table en train de dîner. On n’a pas à leur imposer cette vision.
Il m’est déjà arrivé, sur une zone de guerre, au moment d’une explosion, de photographier les morts et les blessés en passant. A chaque fois, j’ai vu combien tout le monde se précipitait pour photographier les cadavres. Moi, je me retournais toujours pour voir qui était le survivant, voir ce qui se passe dans leur regard, leurs yeux, que est leur comportement… Parce que c’est ça qui va rester dans l’histoire, ce ne sont pas les photos de cadavres.
Dans mon livre Entre guerre et paix, qui montre 30 ans de mon travail en zone de guerre, on n’en voit que deux. Sur 30 ans, j’ai dû voir, je ne sais pas, 30.000 morts, peut-être plus… J’ai des amis photographes qui passent leur temps dans les morgues ou les urgences des hôpitaux, ou encore dans les cimetières. Dans ces trois lieux, vous pouvez faire des photos sensationnelles, incroyables. Je passe dans ces endroits mais je ne photographie pas, ou alors, je fais le portrait du médecin, des infirmiers.
Interviewer la petite fille qui a perdu sa famille, ça, c’est autre chose que de montrer la famille qui est perdue. L’une de mes photos les plus connues, le portrait de la petite fille afghane, c’est une fille qui est née sous le bombardement en Afghanistan. Pendant toute son enfance, elle a vu des soldats, des chars, passer devant elle. J’ai beaucoup de photos de son village complètement détruit mais qu’est-ce qui parlera aux gens ? Ce sont ses yeux, son regard, qui parlent. »
« En passant tout mon temps dans un hôpital où les gens meurent du sida, j’arriverais à sortir des photographies terribles mais qu’est-ce que je vais en faire ? Je les exposer, mais les gens ne vont pas venir les regarder. Ça ne va pas les toucher, et au contraire, ça peut provoquer chez les gens un refus de comprendre. Pour moi, mes collègues photographes et journalistes sont en partie responsables de ce rejet que l’occident développe envers l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Asie.
On se dit que ces gens se tuent tout le temps, qu’on peut rien faire et finalement on s’en fiche. Je ne veux plus entendre parler de ça. Notre rôle, c’est d’informer les gens. Pourquoi ? Pour qu’ils agissent en tant qu’être humain. Or vous ne pouvez pas agir pour quelque chose que vous détestez. Dans mon travail, je montre la dignité, la dignité même de celui qui est en train de mourir de faim. Je veux montrer la beauté qui existe dan le monde, dans l’homme. ça, ça va aider les gens à s’intéresser à ce monde, à s’intéresser à ces peuples. Si je montrais constamment les afghans sous forme de corps déchiquetés, des maisons détruites, croyez-vous que les gens aimeraient réfléchir aux Afghans, aider les Afghans ? Non, c’est fini, c’est détruit. Sans le savoir, mes confrères ont poussé notre monde à haïr cet autre monde. A se dire: je m’en fous, je n’y comprend rien, laissons-les crever.
Je suis allé photographier le sida au burundi, au moment où le monde commençait à prendre connaissance de ce fléau. Evidemment, je suis rentré dans les maisons, j’ai vu les corps amaigris de ces gens. Je sais que certains de mes collègues cherchent ça, mais j’ai choisi autre chose. Un des types est en train de mourir, il y a sa femme à côté. J’ai remarqué au mur, à côté, un grand cadre, comme on en trouve dans beaucoup de familles, avec de nombreuses photos collées dessus. Toutes leurs histoires. J’ai photographié la femme en train de montrer ces photos, et son regard. Ça, c’est la photo qui parle aux gens du sida et que les gens regardent avec beaucoup plus d’attention que les corps. Tout de suite, vous comprenez. Là, il y a toute une histoire. »
Pour alimenter la discussion, on peut aussi citer le point de vue du photojournaliste Christoph Bangert, qui a publié il y a un an un livre intitulé War Porn. Dans cet ouvrage au titre volontairement provocateur apparaissent une séléction de photos que le photojournaliste a prises mais n’a jamais réussi à vendre, donc à montrer au public. Voici un court extrait d’une interview qu’il a donnée au New York Times (et dont je recommande la lecture) :
« Il serait quelque peu naïf d’imaginer que des images peuvent empêcher ou arrêter des guerres. Les gens empêchent les guerres. Mais les gens regardent aussi les images et je pense que les images peuvent être l’un des nombreux facteurs qui forment une opinion.
Imaginez que personne n’ai jamais publié les images de l’holocauste et ou de la libération des camps nazis. Cela signifierait qu’il serait extrêmement difficile de se rappeler ces événements. »
Chrisoph Bangert ne pense pas que tout le monde devrait voir les photos d’événements ultraviolents, mais que tout le monde devrait avoir la possibilité de les voir. Mais pour cela, elles doivent être disponibles, publiées quelque part.
Et vous, croyez-vous qu’il faille être choqué pour se saisir d’une cause ou au contraire que trop d’horreur nous fait tourner le dos aux victimes ?
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